Temps et espoir
Joke J. Hermsen
Joke J. Hermsen (1961) est écrivain et philosophe. Elle débuta en 1998 avec le roman « Het dameoffer » ( Le sacrifice d'une femme ) , qui fut bientôt suivi des romans « Tweeduister » (Deux énigmes), un roman historique , ayant pour sujet les deux mariages des écrivains Vivien et Tom Eliot , et Virginia et Leonard Woolf , « De profielschets » ( Un profil ), et « De liefde dus » ( L'amour est ainsi ) , de même qu'un roman historique sur Mme de Charrière , Mme de Staël , Cagliostro et Benjamin Constant , qui reçut un très bon accueil de la presse et fut sélectionné pour le « Libris Prize » en 2009 .
Le roman le plus récent de Joke J. Hermsen « Blindgangers » ( Obus non explosés ), publié en 2012 , une satire sociale , fut aussi en lice pour ce prix prestigieux . Par ailleurs , J. Hermsen a écrit la série d'essais « Heimwee naar de mens » ( Nostalgie pour l'humanité ), qui fut retenue dans la liste des meilleurs œuvres philosiphiques en 2003 . En 2008 , l'ensemble de son œuvre reçut le « Halewijn Prijs » . En 2010 , elle a publié un essai philosophique sur l'attention , « Windstilte van de stiel » ( La paix de l'âme ) , qui s'est vendu à plus de 45000 exemplaires . En 2012 , son essai sur le temps « Stil de tijd » ( Le temps est avec nous ) reçut le prix Jan Hanlo du meilleur essai de l'année et s'est écoulé à plus de 65000 exemplaires. Vous pourriez lire le premier chapitre ci-dessous.
« Karos , Un autre engagement » , son dernier receuil d’ essais philosophiques sur l'espoir , l'inspiration et l'empathie , ont été publiés en 2014 et se sont vendus à plus de 160000 exemplaires .
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Joke J. Hermsen
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Table de matieres
Préface : Le lieu que le temps a oublié .
Introduction : Le temps passe .
Mettre l'âme à l'abri : de l'ennui .
Temps et durée : à propos de la philosophie du temps d'Henri Bergson .
Le temps retrouvé : Marcel Proust et Virginia Woolf .
Pacte secret avec le temps : la musique de Simeon ten Holt .
Temps étrusque : journal de voyage (1) , été 2008 .
Ondine et le Chuchoteur du temps : temps et utopie .
Temps et espoir : les idées d'Ernst Bloch .
Dans l'attente d'un commencement : sur Edmond Jabès , l'écrivain en exil .
Plus en profondeur : sur l'oeuvre de Margriet Luyten .
Temps grec : le futur est derrière vous . Journal de voyage (2) .
Bulles de temps : une rencontre entre Frederik van Eeden et Peter Sloterdijk .
Absence de temps et tragédie : l'oeuvre de Mark Rothko .
Le temps et le cerveau : les ordinateurs peuvent-ils penser ?
Epilogue .
Index de noms .
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Préface
Le lieu que le temps a oublié
Quand je me suis éveillée ce matin – il était environ huit heures , et , mis à part le gazouillement des oiseaux dans les arbres fruitiers , régnait le silence – je dus me creuser la tête pour savoir si nous étions mardi , mercredi ou jeudi . C'était important , car j'attendais des hôtes venant de Hollande le jeudi , ce qui induisait des courses à faire et la préparation de la chambre d'amis . J'essayai frénétiquement d'ouvrir un calendrier imaginaire dans mon esprit où je pourrais trouver la date du jour . J'avais laissé mon agenda chez moi : qui en effet a besoin de cela pendant un long été dans la campagne française ? Et je devais donc retrouver de mémoire jour et date , choses auxquelles je ne pense jamais lorsque je suis en ville . Mais peu importe l'effort fait pour me remémorer les deux jours précédents , et donc structurer le temps et parvenir à mon but , je ne réussis pas , ne voyant que des pages blanches , sans date , devant moi . Après à peine une semaine au milieu de nulle part , j'avais perdu la notion du temps . L'impression que j'avais de caboter dans le temps , en dérivant vers un futur incertain sans aucun phare ni aucune terre en vue , me troublait . Mais peu après , cette appréhension laissa place à de la résignation , et même un certain soulagement . Ici , dans cette vallée alanguie prise entre deux rivières , entourée de forêts , de champs et de vignobles de Bergerac , nous vivons selon des règles différentes et un temps autre que celui de la ponctualité et des emplois du temps chargés de notre domicile .
Au long des quelques années récentes , cette différence entre le temps et l'expérience du temps a fait l'objet de plusieurs de mes essais , que je suis en train de réécrire au cours de cet été dans la campagne française . Quand la température atteint des sommets et que le temps semble se retirer un peu plus chaque jour , je relis tout ce que j'ai écrit sur ce sujet complexe , mais fascinant . Cet endroit retiré convient parfaitement pour ce travail , parce que j'ai tenté de rechercher une autre expérience du temps , moins commune , et de transmettre les répercussions et la richesse de cet autre temps . Notre vie citadine agitée prend le pas sur notre capacité à faire la distinction entre ce que , dans ce livre , j'appelle « le temps de l'horloge » (chronométré) , avec ses règles universelles et ses divisions fixes , et cet autre temps , qui s'écoule à l'abri de nos horloges , pourrais-je dire , calme et imperturbable , et qui semble toucher à un temps plus personnel , plus intime . Le temps des horloges et des agendas est un temps abstrait , social , que nous avons établi pour organiser le monde , gérer les transports internationaux , faire des affaires . Dès que vous quittez ce monde , comme je l'ai fait en venant ici la semaine dernière , vous abandonnez ce temps pour entrer dans un autre . Un temps sans dates ni heures , avec des degrés d'éclairage différents : de la lumière délicate du matin , à la lumière bleue intense et aveuglante de midi , et aux ombres pastel sombres du soir , qui sont peu à peu englouties par l'obscurité profonde de la nuit . Et c'est tout . Jour et nuit . Le soleil se lève , puis disparaît . C'est l'horloge cosmique qui régit la vie ici . La chose remarquable est que le jour revêt ce rythme apparemment monotone , ce flot ininterrompu du temps est petit à petit pénétré d'une profusion de pensées , d'idées fantaisistes , d'expériences et de souvenirs . Bien que je ne sache pas quel jour il est le matin , je sens bien que ce jour est mien . Au lieu d'être menée par des rendez-vous et des coups d'oeil inquiets à l'horloge , je me sens plus ou moins en phase avec un temps intérieur . Autrement dit , ce n'est qu'en quittant l'emploi du temps du monde que je peux entrer dans ce que j'appelle mon temps .
Aussi insaisissable et complexe que soit le phénomène du « temps » , le principe des essais de ce livre est vraiment très simple . Je me suis rendu compte , à la relecture , que chacun d'eux est fondé sur l'idée que , depuis l'introduction de l'heure G.M.T. ( l'heure universelle du méridien de Greenwich) à la fin du XIXème siècle , nous vivons nos vies à l'horloge , en repoussant l'autre expérience du temps , plus personnelle ou plus intérieure , à l'arrière-plan . Nous n'avons plus conscience que l'heure à l'horloge , qui règle nos vies d'une main de fer , n'était à l'origine qu'un arrangement pratique - « la plus artificielle des inventions , et de loin » , pour citer l'écrivain W.G. Sebald . En vacances , nous devons littéralement nous extirper du monde et de ce temps chronométré pour réussir à vivre ce que le temps est réellement , ou plutôt pour faire l'expérience de ce que nous sommes le temps nous-mêmes . En plus d'avoir le temps - ou de ne pas l'avoir, comme nous avons tendance à le croire - nous sommes le temps , selon Henri Bergson . Mais ce temps personnel ou intérieur est difficile à marquer ou à fixer parce qu'il ne peut pas être exprimé en unités aussi commodes que les heures et les minutes . Cet autre temps est quelque chose de vécu plutôt que mesuré . C'est pourquoi , pour ce livre , je me suis tournée vers des philosophes , des écrivains , des musiciens et des artistes qui ont tenté de rendre compte de leur expérience de cet autre temps dans leurs œuvres . Bien qu'il y ait peu à dire sur ce temps intérieur d'un point de vue strictement scientifique , c'est quelque chose sur quoi nous devrions de nouveau concentrer notre attention . Au cours du vingtième siècle , nous avons peu à peu cédé à la règle stricte de l'horloge , et ceci a eu des conséquences sur notre façon de voir le monde et nous-mêmes . La loi qui grosso modo gouverne le régime du temps de l'horloge est celle de la rentabilité économique , tandis que la dimension dans laquelle l'autre temps nous transporte est celle de notre moi intérieur , en fait de notre humanité , comme Saint-Augustin et plus tard Ernst Bloch l'ont exprimé . Le point n'est pas d'échanger un temps contre l'autre , mais de se réapproprier cet autre temps et de rétablir l'équilibre entre les deux . « Ce n'est que quand l'horloge s'arrête que le temps se met à vivre » est une citation de William Faulkner à laquelle je souscris bien volontiers . Mettre en avant notre sensibilité à ce « temps vrai » grâce auquel nous pouvons enrichir et élargir notre existence au temps limité , voilà , succinctement , ce que j'avais à l'esprit quand j'ai écrit ces essais .
Introduction
Le temps fuit ...
Qui est maître du temps ? Cela peut sembler une question simple . Le temps est nôtre , vous dîtes-vous , parce que chacun a droit à sa courte part de temps . Sa durée dépend de la portion qui vous est accordée ; certains ont droit à trente , d'autres à cinquante ou quatre-vingts années . Le temps continue à dérouler une tranche de votre existence à chaque seconde , tout en rapprochant de vous tout ce qui est en réserve de minute en minute . Que vous mettiez l'accent sur ce déroulement de la portion disponible pour vous vers un passé qui s'allonge sans cesse ou l'annonce d'un futur qui vient lentement à votre portée dépend de votre caractère , de votre âge et des circonstances . Est-ce que vous avez la nostalgie de ce qui a été ou vous tournez-vous vers ce qui est à venir ? Le temps est-il plutôt « espoir » (Bloch) ou « le plus grand novateur » (Bacon) ou bien ouvre-t-il « une porte vers l 'infini » (Levinas) ? Ces trois définitions philosophiques en disent long sur les approches du temps possibles pour nous , mais peu sur notre expérience réelle du temps dans notre vie quotidienne . Au cours des 150 dernières années , cette expérience a connu un changement radical . Tant et si bien , en fait , que nous devrions nous demander si nous pouvons encore considérer que le temps nous appartient.
Nombre de nos expressions et dictons quotidiens parlent du temps . Vous pouvez en avoir trop ou trop peu , pour pouvez le maîtriser , le servir ou l'attendre , il peut guérir des plaies ou vous pouvez être en avance sur lui . Le temps joue un rôle majeur dans nos vies , mais il peut aussi nous échapper , nous filer entre les doigts , dès que nous tentons de l'approcher au cœur . Bien sûr nous pouvons expliquer les mécanismes précis d'une horloge , mais nous ne pouvons mettre le doigt sur ce à quoi cette horloge fait allusion : le temps . Le temps est l'une des plus grandes énigmes de la vie , comme l'ont souligné philosophes et scientifiques contemporains . La seule chose que nous puissions dire avec certitude est que , d'expérience , il semble s'accélérer , et que nous avons le sentiment d'en avoir de moins en moins .
Jusqu'à l'adoption du standard de l'heure universelle à Greenwich en 1884 , l'heure locale , généralement basée sur des observations astronomiques , déterminait le rythme de nos vies journalières . C'était un temps basé à la fois sur les habitudes d'une communauté et sur le cycle des saisons , avec les périodes correspondantes des semailles et des moissons . La nouvelle heure internationale fut , en quelque sorte , surimposée au dessus de ces heures locales pour devenir le principe structurant majeur du monde . On pourrait même dire que l'introduction de l'heure universelle du méridien de Greenwich (G.M.T.) fut le début de la globalisation et de l'aliénation humaine de son temps local naturel . L'industrialisation de la société et l'introduction qui s'en suivit des sifflets d'usines et des pointeuses ont renforcé cette tendance . Au lieu d'être plus ou moins en harmonie avec le temps , la vie de l'homme fut désormais régie par l'heure de l'horloge . Tout au long du vingtième siècle , l'homme fut pris dans une lutte contre le temps , comme l'a brillamment montré Charlie Chaplin dans le film « Les Temps Modernes » en 1936 . Dans ce film , l'homme au chapeau melon est en danger d'être littéralement dévoré par l'accélération des machines , tandis que son humanité semble écrasée par le rythme impitoyable de l'horloge , qui augmente sans cesse la cadence de la production . A la fin , il devient presque machine lui-même . « Les Temps Modernes » furent la réponse de Chaplin au manifeste futuriste de Filippo Marinetti , qui exaltait la vitesse et adoptait l'accélération du temps - « une voiture de course est plus belle que la statue de la Victoire de Samothrace » - et qui s'extasiait sur les réalisations de l'ère industrielle . Chaplin voulait que son film montre que si le temps est perçu seulement comme celui du travail , celui d'un quota de production à atteindre , l'homme devient aliéné , éloigné de lui-même .
Au cours du vingtième siècle , ces heures de travail ont été juxtaposées à un temps de loisir , gagné de haute lutte . Assez étrangement , ce temps de non-travail est à présent consacré de plus en plus à des activités : voyages à l'étranger , raids de survie et autres « vacances actives » sont très pratiqués . Même pendant notre temps de loisir , semble-t-il , le temps ne doit pas être vide et devrait être « rempli » jusqu'à éclater . Il semble que nous fassions tout ce que nous pouvons pour repousser le temps vide . S'il y a ne serait-ce qu'un soupçon d'ennui , nous zappons immédiatement vers notre prochain moment d'excitation , comme si (l'oisiveté) , l'ennui et le temps vide nous étaient devenus si étrangers qu'ils nous emplissent d'effroi . Mais nous faisons aussi l'expérience du fait que le temps devient de plus en plus rare . En dépit de tous les moyens nouveaux de gagner du temps , il nous en reste de moins en moins pour le repos et la détente . Plus vite nous pouvons voyager , moins nous avons de temps pour séjourner quelque part . Plus nous sommes joignables grâce au téléphone portable , au courrier électronique ou par internet , moins nous avons de temps à consacrer les uns aux autres . Alors qu'une lettre mettait un jour ou deux à nous joindre , nous sommes aujourd'hui sensés répondre à un e-mail dans l'heure . Tout cela a renforcé notre perception d'un manque de temps .
Il y a quelques années , dans un supplément spécial du quotidien néerlandais De Volkskrant , Hans Achterhuis écrivait que cette pression croissante sur le temps n'est pas seulement source d'inquiétude pour les philosophes , les sociologues et les psychologues , mais aussi pour les politiciens . La coalition de gouvernement libérale et socio-démocrate qui était au pouvoir entre 1998 et 2002 suggéra au ministre d'alors en charge de la Construction , de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement , Jan Pronk , d'ajouter la question du « temps » à son portefeuille . Selon le cabinet , le pays était sous l'emprise d'un manque de temps permanent , et même d'un rationnement , et il fallait faire quelque chose à ce sujet . Croyant que le temps était du domaine privé , le Ministre Ponk refusa d'intégrer le « temps » à son portefeuille . Selon Achterhuis , cette position brouilla « le décalage entre ces mots idéologiques subtils et la réalité sur le terrain » , parce que le temps a cessé depuis longtemps d'être du domaine privé . Achterhuis pense que , dans la société d'aujourd'hui , le temps est réglé de l'extérieur , et donc que dans la sphère privée le temps imposé de l'extérieur est la règle . De plus , l'idéologie capitaliste nous attire continuellement à acheter de nouveau produits . Le sociologue Anton Zijderveld a appelé cela «la culture staccato » , c'est à dire saccadée . Nous voulons plus , nous voulons ce qui se fait de plus récent , et nous le voulons maintenant . Il n'est pas exagéré de dire que l'économie régit le temps et par conséquent notre expérience privée du temps . La double question qui en résulte est : quelles expériences sont obligées de passer à l'arrière-plan et quel impact cela a-t-il sur nous-mêmes et notre société ?
Quiconque consulte les nombreux scénarios du futur commandés par les gouvernements occidentaux et les corporations au moment du passage dans le nouveau millénaire en sortira avec une image moins brillante de ce que nous réservent les cinquante prochaines années en Europe . Les divisions sociales vont s'élargir , la menace terroriste va s 'accentuer , et les effets du changement climatique vont devenir plus extrêmes encore . Les centres-villes historiques et les banlieues agréables vont accueillir les citoyens les plus aisés et les mieux éduqués qui , s'il ne sont pas terrassés par le stress ou le burn out , vont travailler jusqu'à épuisement et protéger leurs propriétés de clôtures et de caméras de vidéo-surveillance . Les périphéries urbaines appauvries seront occupées par de nombreux groupes de chômeurs et d'immigrants illégaux , incapables de trouver des emplois dans l'économie basée sur la connaissance . La population toute entière est sous l'emprise d'une instabilité et d'une insécurité croissantes parce que la société devient de plus en plus complexe et que les changements technologiques s'accélèrent . Bref , l'expérience qui nous attend – et qui gagne déjà du terrain – est que le temps nous manque . D'une part , nous devons agir vite si nous voulons limiter les effets du changement du climat . D'autre part , il existe une pression croissante pour augmenter la production et l'innovation pour relancer l'économie . Il semble que nous ayons atteint une impasse au début du vingt et unième siècle : le climat demande moins , et l'économie plus ; l'homme veut ralentir , la société veut accélérer .
Sous-jacente à ces scénarios du futur se trouve l'accélération du temps et de la production . Il existe un sentiment grandissant que le temps s'est déchaîné et qu'il est devenu impossible de le suivre . Comme les changements sont si rapides et que personne ne se sent capable de s'y adapter , les gens ont l'impression d'être à la traîne , avant d'être laissés sur la touche somme toute . Pour éviter cela , les gens se sentent obligés d'essayer de suivre les changements . Ainsi ils finissent par courir partout comme des poulets sans tête , parce qu'ils n'ont pas le temps suffisant pour assimiler les nombreux changements . Cet individu pressé par le temps finit par donner l'impression d'être un individu sans temps , c'est à dire quelqu'un qui n'est plus en phase avec le temps . Nous voulons aller lentement , trouver la paix et la quiétude et moins consommer , mais nous semblons être en lutte pour cela . Et donc nous perdons l'idée que le temps nous appartient . Globalement , nous sommes devenus aliénés de l'idée philosophique classique selon laquelle repos et oisiveté sont les fondements d'une civilisation . Il existe une raison pour que le mot « école » dérive du mot grec « scholè » qui signifie « repos » , entre autres choses . C'est seulement quand nous sommes au repos , pendant l'intervalle entre deux actions , que nous pouvons parvenir à la contemplation et à la réflexion . Seule l'oisiveté ouvrira place à la pensée et à la créativité , phénomène qui ne sera pas dirigé ou imposé par un objectif particulier ou par profit . Comme Timo Slootweg l'écrit dans la collection d'essais « Bij tijd en wijle » ( De temps en temps , 2004) , repos et oisiveté ont été les conditions préalables à la culture et à la civilisation depuis l'époque de Platon et d'Aristote . Selon les philosophes grecs , la tâche la plus importante d'un homme d'état démocratique était de favoriser ce repos . Un tyran , au contraire , cherche à accroître son pouvoir en gardant les gens au travail , c'est à dire sans repos et sans réflexion . Vous pourriez vous demander si notre société occidentale , dans laquelle la plupart des gouvernements prônent les vertus du travail et dans laquelle la plupart des décisions sont prises sur des bases purement économiques , peut encore être considérée comme étant démocratique . Etre très occupé , avoir un emploi du temps trépidant et recevoir de nombreux coups de téléphone sont synonymes de réussite . Si un matin nous ne recevons que quelques e-mails ou coups de téléphone , c'est la panique . Le vide , le repos et l'oisiveté ne sont plus sources d'inspiration , mais les redoutables présages d'une existence ratée en marge de la société . Avoir du temps pour soi est un luxe auquel aspirent peu de nos représentants politiques .
Qui est maître du temps ? Notre temps est-il encore le nôtre ? Il reste peu pour pouvoir le dire . C'est comme si nous avions cédé le temps à des lois extérieures à nous-mêmes . Qui , par exemple , à idée de ce que Saint-Augustin , philosophe du sixième siècle , voulait dire quand il faisait cette réflexion selon laquelle « le temps n'est rien d'autre qu'une extension . L'extension peut être celle de l'esprit lui-même . Et donc , c' est en vous , O mon esprit , que je mesure le temps . » Qui présume encore , en courant d'un rendez-vous à l'autre , que nous mesurons le temps en nous-mêmes , dans nos propres âmes ? Nous mesurons toutes sortes de choses , et particulièrement notre manque de temps , mais peu ressentent encore qu'en mesurant le temps ils se mesurent eux-mêmes ou mesurent « la profondeur de leur âme propre » . Mais ce que nous ne devons pas oublier , c'est que la manière dont nous pensons le temps est révélatrice de celle dont nous nous voyons nous-mêmes et dont nous percevons le monde . La baisse de l'économie mondiale et la menace de la crise du climat peuvent vraiment nous offrir l'occasion de libérer le temps du corset de l'économie dans lequel nous l'avons mis de force . En résumé , il est temps de remettre le repos , l'oisiveté , l'ennui et la contemplation au calendrier politique , parce que sans ces conditions nécessaires à la réflexion , la dimension démocratique d'une société ne peut être garantie .
Que le temps demeure d'abord et avant tout une construction politico-économique servant des idées néo-libérales ou capitalistes est une opinion partagée par Alain Badiou . Dans son livre « Le Siècle » (2004) , le philosophe français d'aujourd'hui le plus lu affirme que cette idéologie a conduit à une forme extrême d'individualisme , laquelle a adopté comme devise « la recherche sans limite de l'intérêt personnel » . Pour autant que l'économie occidentale ait grandi par le capital au cours du siècle dernier , nous connaissons tous l'envers de ce processus : une distribution inégale de la richesse , un épuisement des sources d'énergie et une augmentation importante des vagues de réfugiés économiques ou climatiques . Sur un plan plus existentiel , Badiou pense que cet individualisme a conduit au déclin constant de l'esprit civique et de la solidarité , en même temps qu'à la montée d'une solitude fondamentale . Bien que Badiou soit fréquemment accusé d'avoir des points de vue extrêmes , il semble avoir les statistiques des chercheurs de son côté . L'Institut Néerlandais de Recherche Sociale , par exemple , rapporte qu'au cours des dernières années , nous avons passé encore plus de temps au travail et autres engagements , ce qui nous a laissé moins de temps pour nos amis et les contacts sociaux . Aux Etats-Unis , l'homme moyen a vu son nombre d'amis réduit de plus de la moitié en moins de vingt ans , de près de quatre à environ un et demi . De nombreux jeunes là-bas n'ont à présent que des contacts numériques , si non anonymes , par internet . Les conséquences médicales de cette pression du temps , d'une part , et du caractère de plus en plus anonyme des relations humaines , de l'autre , sont au cœur de différentes études internationales : un nombre croissant de cas de dépression , de burn-out , d'ADHD , PDD-NOS et autres désordres autistiques , ainsi que l'usage très répandu d'antidépresseurs et de somnifères – on compte déjà plus de deux millions de prescriptions par an en ce sens rien qu'aux Pays-Bas . Et beaucoup de gens commencent à se rendre compte qu'un virement de bord est nécessaire si nous voulons éviter de nous précipiter vers une fin inexorable .
En résumé , les scénarios du futur mentionnés ci-dessus évoquent tout sauf une sorte de printemps : ce n'est peut-être pas encore l'hiver , mais il en est peu qui puissent nier que cela sent clairement l'automne . Cela dit , parmi le feuillage dont la couleur change , nous apercevons à l'occasion une feuille bordée d'or : l'élection du Président Obama comme le premier président afro-américain des Etats-Unis est un exemple sur ce plan . Le monde entier observa comment le vieil arbre présidentiel accueillait cette nouvelle pousse . Rarement l'espoir et le besoin de changement - « Oui, nous le pouvons » - ont-ils été saisis avec autant d'empressement qu'ils le furent lors de l'investiture d'Obama . La question est de savoir s'il sera accordé au président le temps nécessaire à mettre en œuvre cette promesse d'espoir et de changement .
Ce livre traite aussi de changement , de temps et d'espoir . Aristote appelait le temps « mesure du changement » tandis qu'Ernst Bloch l'appela « principe d'espoir » . Au cours des siècles , on a beaucoup réfléchi et écrit sur le temps . Ce livre retrace ces points de vue , mettant l'accent principalement sur ces philosophes , écrivains et artistes qui osèrent imaginer un autre temps , plus intime et plus personnel que le « temps universel de l'horloge » . Voici un complément bien nécessaire , sinon essentiel , aux idées sur le temps , d'autant plus qu'au début de ce vingt et unième siècle , nous semblons à peine conscients de cet autre temps . L'économie n'est pas très intéressée par la mise au jour d'une autre expérience du temps ou par un plaidoyer pour l'ennui ou la lenteur . Cela nous encouragerait à sortir de la course de rats vers une productivité accrue , comme celle du vagabond dans « Les Temps Modernes » . Et pourtant il nous est nécessaire d'élargir notre vision et de prendre plus conscience d'un temps qui ne tienne pas le moindre compte des profits et pertes comptables , qui s'accommode de périodes de repos et de réflexion , et qui nous aide ainsi à reconquérir notre intuition du « temps comme durée » , comme Henri Bergson y faisait allusion dans son concept de « temps intérieur » .
Bergson est l'un des philosophes qui , au tournant du vingtième siècle , a essayé de nous rappeler qu'il existe en nous-mêmes une dimension difficilement mesurable , mais aussi non moins significative du temps . Ce temps est totalement unique , non interchangeable , et il est beaucoup plus important dans nos vies que le temps linéaire de l'horloge auquel nous nous sommes soumis . Bergson sera discuté longuement dans ce livre , comme d'autres auteurs , philosophes et artistes qui sont allés à la recherche de cet autre temps , lequel nous a été confié et nous offre la chance de la réflexion et de la créativité . C'est un temps qui nous submerge lorsque nous nous ennuyons , ou que nous passons longtemps à attendre ou à ne rien faire . Martin Heiddeger en parla , et dans son sillage des philosophes tels que Lars Svendsen et Awee Prins , qui ont tous écrit pour défendre l'ennui . Cet autre temps est un temps qui nous libère du joug de l'horloge et qui aussi ouvre la dimension de notre humanité , comme nous le verrons dans l'essai sur l'oeuvre-clef d'Ernst Bloch « Das Princip Hoffnung » (le Principe d'Espoir) . C'est un temps qui nous permet également de résister au régime de plus en plus oppressant de l'uniformité .
Ce que les philosophes comme Bergson et Bloch essaient de dire est que le régime du temps économique de l'horloge a remplacé une autre expérience du temps . Bergson pense que cela a provoqué l'aliénation de l'homme par rapport à lui-même et aussi la perte de sa liberté ; pour Bloch cela ne signifie rien moins que la perte de l'espoir du changement . L'aliénation , le cynisme , l'indifférence , l'accélération , un sens de l'ego oublié et une vie sans aucun espoir ni croyance en échange – voilà ce que l'assaut implacable de l'horloge économique a aidé à provoquer . Ralentir et consommer moins sont clairement inutiles à mon avis , sauf à être accompagnés par une refonte fondamentale de notre approche du temps et une exploration approfondie d'une expérience potentiellement différente du temps . L'idée est de faire revivre et d'aiguiser notre intuition pour cet autre temps , afin de créer un nouvel équilibre bien nécessaire avec le temps de l'horloge . Plutôt que de choisir entre une sorte de temps et une autre , nous devrions rétablir l'équilibre précaire entre les deux , de façon à ce que les gens puissent trouver un peu de répit de temps à autre et cessent de céder aveuglément aux exigences du temps économique . L'horloge et les engrenages du capitalisme et de l'économie , sujet de l'analyse au scalpel de Chaplin en 1936 , constituent une réalité que personne ne peut nier ou rendre superflue . Mais dès que cette expérience du temps commence à dominer et à infiltrer le temps intime de la réflexion , de la créativité et de l'humanité – en le faisant en quelque sorte exploser de l'intérieur – les choses deviennent épouvantables . Ainsi le temps fuit , en partie parce que le temps de l'horloge exerce toujours plus de contrôle sur nous , et en partie parce que cet autre temps lui-même nous pousse doucement et nous encourage à explorer de nouvelles voies .
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Kairos. A new Engagement
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